jeudi 4 novembre 2010

Le jazz nordique rebondit sur un autre blog

Un petit tour et puis s'en va... Pour admettre que l'expérience "Jazz nordique" est gelée pour une durée indéterminée (pas de fausses promesses).
Mener deux blogs de front, ce n'était pas raisonnable! Je n'aime pas cet adjectif mais hélas, oui, il faut bien se plier à la raison du temps, des 24 heures par jour, etc.
Et pour l'instant, c'est à mon autre blog, Nordiques & Baltes, que je vais me consacrer. Sans oublier le jazz nordique, dont je compte rendre compte plus régulièrement dans cet espace dédié au Nord de l'Europe. N'hésitez pas à vous y rendre et à cliquer sur "jazz" dans les libellés, dans la colonne de droite, pour retrouver mes posts sur le sujet en un coup d'oeil.
Un petit tour et puis s'en va...
A bientôt.
Antoine

mercredi 21 juillet 2010

Kristin la rousse, Fredrika la blonde, deux voix

Kristin l'expérimentée, fougueux caméléon à la voix rauque et la tignasse rouquine, Fredrika la jeune pousse blonde talentueuse qui se cherche et commence à se trouver... Avec deux points communs pour ces chanteuses scandinaves: leur envie d'aller voir au-delà du jazz, ce qui est un "moins" du strict point de vue de ce blog, et leur présence en France en cet été 2010. Alors, puisque c'est l'été et que l'air est à l'insouciance et aux bluettes...

***


A 39 ans, la Norvégienne Kristin Asbjørnsen a déjà un long parcours derrière elle, qui l'a vu passer de la musique africaine à l'expérimentale, du jazz au rock, avec étapes country et gospel... et maintenant, elle nous propose une pop de bon aloi, plus comestible, commerciale.



Le fait qu'elle ait embarqué dans cette aventure un pianiste comme Tord Gustavsen, habitué du label ECM, laisse entrevoir une éventuelle porte de sortie hors de ce que je considère, du haut de ma petite pierre sans prétention, être une impasse (mais peut-être suis-je un peu obtus...)
Kristin et Tord Gustavsen, c'est l'histoire des vases communicants. L'an dernier, l'un et l'autre sont invités mutuellement sur leur nouveau disque respectif. Sauf que le pianiste, lui, est resté dans les clous qu'il avait commencé à planter avec ses trois disques en trio. Pour Restored, returned, il s'est contenté d'inviter la chanteuse, ainsi que le sax Tore Brundborg, et de donner une tonalité plus blues à ses compositions avec, en prime, plusieurs poèmes de W. H. Auden mis en musique (l'un d'eux donne son titre à l'album):



Restored, returned... Revenir mais sous une forme différente, Kiki-les-yeux-verts est coutumière du fait. Depuis le début des années 1990, elle met sa belle voix expressive, à l'éraillement caractéristique, au service de divers genres musicaux avec lesquels elle ne cesse de jongler. Fille de pasteur formée aux chorales, elle découvre les gospels afro-américains à 19 ans, en prenant des cours de chant auprès de Ruth Reese, une Noire-Américaine venue de son Alabama natal vivre en Norvège pour une histoire de coeur. A sa mort (sur scène), cette poète-chanteuse engagée contre l'apartheid lègue à sa rouquine d'élève un sac plein de partitions, dont une centaine de spirituals. Ils donneront matière, bien plus tard, à son 1er disque solo, Wayfering stranger, a spiritual songbook (2006, Emarcy/Universal). Un beau succès en Norvège, où il s'en vendra quelque 50 000 exemplaires.



Auparavant, elle joue avec divers groupes:
- Kvitretten, un petit ensemble vocal féminin (démantelé depuis 2001, il eut aussi pour membre Solveig Slettahjell, autre sacré caractère du jazz vocal norvégien). Ici avec le poète-écrivain Torgeir Rebello Pedersen;
- Dadafon, groupe plutôt rock, avec lequel elle réalise la musique d'un film tiré d'une oeuvre quasi autobiographique de Charles Bukowski (Factotum, réalisé par Bent Hammer avec Matt Dillon, dont voici la bande annonce);
- Krøyt, combo plus électronique aux accents björkiens.

Kristin A. se frotte aussi au jazz, évidemment, elle qui a étudié le chant et la composition au conservatoire de jazz de Trondheim. Elle enregistre ainsi sur des disques du saxophoniste Mats Gustavsen, du pianiste Ketil Bjørnstad (A seafarer's song) et, donc, de Tord Gustavsen le susnommé. Permettez moi d'avoir un faible pour cette facette-là du talent de la bouillonnante Norvégienne.

Il y a trois ans, elle expliquait son approche du jazz (dans un long entretien accordé à Jazzdimension.de):
I started with jazz-music, and I sang jazz-music for many, many years. In Norway as well, I am stamped, I am called a "jazz-singer" since ever. For me it's more like I was led into jazz-music, because I wanted to learn more about how to improvise. That has been my focus all the time, to force myself in new directions. I needed to explore better my possibilities, work with singing, trying to say something important with my songs and trying to be grounded in a way. So that has been my main focus, not how to brand it. And all the time I have been working with my own songs, my own compositions. But that has also led me to meet other musicians, both pop-rock and jazz-musicians. So I am not so very much interested in the category, it's more like I am influenced by different kind of styles.

Cela, le public français devrait s'en apercevoir lors des concerts que la pétillante Kristin A. donne dans l'Hexagone en ces mois de juillet et d'août (consultez les dates ici). Mais c'est avant tout avec son dernier disque, sorti chez Universal France en janvier 2010, que la chanteuse compte percer. C'est un peu dommage. Plus ordinairement pop, comme je le disais en entame, The night shines like the day a tout de même été récompensé en Norvège par un Spellemannspris, l'équivalant du Grammy. Ici, un avant-goût avec Snow flake, titre langoureux, mélancolique...



***

L'autre chanteuse qui fait tourner nos têtes vers le Nord (et la fait tourner à certains) s'appelle Fredrika Stahl.


Fredrika, c'est une fleur qui éclot, des promesses entrevues. Elle aussi refuse désormais l'étiquette jazz, même si elle continue à apprécier cette musique. On ne peut que lui donner raison sur la forme, à l'écoute de son 3e disque qui vient de sortir chez Sony Music. Car le jazz, qu'elle fredonnait encore il y a quelques années, est désormais bien loin, à l'écoute de Sweep me away, dont la sortie "digitale" remonte au 12 juillet (les bacs, c'est pour septembre...). Depuis, sa voix a gagné en assurance, à défaut de réelle ampleur. Elle est, comment dire, plus ensoleillée, comme ici:



En dépit de quelques similitudes ça et là dans l'accompagnement musical, on est dans un tout autre registre vocal que sa compatriote Lisa Ekdhal. Et tant mieux, car la Betty Boop aux chevilles d'argile ne m'a jamais emballé, hormis quelques-unes de ses 1ères chansons, période Vem vet:



Quand je disais qu'on allait s'écarter du jazz aujourd'hui...
Si elle est née à Stockholm il y a bientôt 26 ans, Fredrika Stahl a passé une partie de sa petite enfance près de Paris, où elle est partie vivre seule, une fois le bac suédois en poche. Comme le piano, elle possède bien notre langue (bien qu'elle chante essentiellement en anglais...). Mais c'est dans sa ville natale qu'elle a trouvé l'inspiration pour son nouveau disque, dont elle assure désormais la promo lors d'une petite tournée en France (elle y a déjà ses fans). Lequel disque, dit-elle, est "le plus proche" de ce qu'elle ressent aujourd'hui d'un point de vue musical. Nous sommes contents pour elle (elle n'y peut sans doute rien, mais les petits entretiens qu'elle donne sur son site sont parfois d'une charmante naïveté... le privilège de la jeunesse!).



En tous cas, sa maison de disques semble parier gros sur elle, à en juger par l'emballage marketing dont elle bénéficie. Saura-t-elle supporter la pression? Allez Fredrika, on t'aime bien quand même, fonce! Kom igen!

samedi 10 juillet 2010

Peloton maillot jaune!

Ouf, la grande célébration du football (déjà évoquée sur ce blog) va prendre fin demain soir. Place au cyclisme, enfin!... Le cyclisme et ses champions aux prouesses hallucinantes pourront retrouver toute la place qu'ils ont l'habitude d'occuper chaque mois de juillet dans l'imaginaire français (hors été Mondial ou JO, j'entends). L'occasion parfaite pour présenter un groupe norvégien au nom bien de saison: Peloton.
Ca doit être un truc au niveau des neurones, une pièce en trop ou le contraire, une rustine qui a sauté à l'usage. Mais je ne peux m'empêcher de m'emballer pour des musiques trempées dans des sauts de mélancolie ou suant parfois le lyrisme plus ou moins contenu, comme les Nordiques savent si bien faire... Attention, pas de la guimauve! Non, le genre de bidouillages sympathiques où les grosses ficelles s'usent sur le papier de verre à grains abrasifs ou glissent sur la dentelle la plus fine. C'est le cas de Peloton. A écouter ce quintette sans basse, on se dit qu'il sort vraiment du lot. En voilà un qui a la trempe suffisante pour grimper en solitaire jusqu'à L'Alpe-d'Huez et endosser le maillot jaune (quel sens de la métaphore).
Peu connu dans l'Hexagone, le groupe emmené par Hallvard Godal et Steinar Nickelsen concocte sur Selected recordings, titre pour le moins original pour son seul et unique disque (à ma connaissance), sorti en 2007 chez Parallell, une musique qui m'obsède en ces nuits d'été. Il y a une trompette à la Arve Henriksen, emblématique d'un certain jazz norvégien contemporain. Il y a aussi du groove, de l'avant-garde, du Moog, des trifouillages sonores...
Alors, puisque le Tour de France se délocalise de plus en plus, à quand le départ de l'épreuve dans les rues d'Oslo?

mercredi 30 juin 2010

L'increvable Piirpauke fait son Sibelius

Le caméléon Piirpauke est de retour. Et cette fois-ci, ce groupe finlandais à la rude carapace (Sakari Kukko le fait tourner depuis la bagatelle de 36 ans!) a endossé son costume traditionnel à gros pois rouge jazz, comme on peut le constater en cette fin juin au Birdland, club de Helsinki. Oubliées les envolées progressives des seventies, rencardées la guitare planante, les glissades à la traversière, les syncopes venues du Sud lointain...
Non, dans Koli, le nouveau disque de Piirpauke sorti en mai chez Rockadillo, tout est plus maîtrisé, en dépit d'un léger écho qui donne cette sonorité aérienne finalement assez typique, me semble-t-il, du groupe au fil du temps. On retrouve dans cet énième disque la grande référence nationale, Sibelius (lui s'est arrêté de composer après 36 ans de travail...): une ronde, une musette, sa célèbre Valse triste et une romance; Tchaïkovski pour une autre romance; quelques airs traditionnels finlandais et une poignée de compositions de Kukko.
Ambiance sylvestre, touffue, carrément jazz ici et là grâce à la patte d'Eerik Siikasaari et Rami Eskelinen (contrebassiste et batteur du regretté Trio Töykeät) et ensoleillée par les percussions d'Ismaila Sane, né au Sénégal et vivant en Finlande depuis une dizaine d'années, et la voix de son compatriote Meissa Niang sur quatre morceaux.
Donc, à l'arrivée, de l'Arto Paasilinna musical revisité par endroits par Soni Labou Tansi... Plutôt que de l'auteur du Lièvre de Vatanen, j'ai failli parler du Kalevala (qui inspira Sibelius) mais l'épopée nationale finlandaise a déjà été mise en musique par Piirpauke en 2000, alors j'ai opté pour Paasilinna. Et c'est vrai qu'il colle plutôt bien à ce dernier opus en date de Kukko & Co, où l'humour, même s'il se dissimule parfois derrière le côté appliqué des mélodies traditionnelles du cru, n'est jamais bien loin.
Deux exemples de répétition (où Ismaila Sane est remplacé aux percus par Meissa Niang):




samedi 26 juin 2010

Jazz en herbe, ça pousse

J'entends dire parfois que le jazz est une musique de vieux ou de ringards. Ou une musique exigeante, compliquée, absconse. Soit, ce n'est pas Britney Spears ni Lady Gaga au niveau de la niaiserie et de l'écho médiatique qu'elles suscitent. Mais de là à ranger l'animal jazz, sous ses diverses peaux et fourrures, dans la catégorie des espèces en voie d'extinction, il y a un grand pas que toute personne un tant soit peu honnête ne saurait franchir après s'être penchée sur la question. Il n'y a qu'à contempler la cohorte de jeunes musiciens qui, en Europe du Nord et ailleurs, s'emparent de cette matière pour la malaxer à leur manière. Il en ressort des créations qui perpétuent le jazz ou repoussent ses frontières aux confins des territoires amis, électronique, expérimental, folk, funk, voire pop.
Mais pour ne pas se laisser inonder par la soupe insipide qu'on nous sert et nous ressert le plus souvent sur les radios commerciales, autant s'y prendre tôt. Pourquoi ne pas familiariser les plus jeunes avec le jazz? Dans le tas, il y en a certainement quelques-uns qui garderont une oreille amicale à son égard, voire tenteront d'en jouer à leur tour.
L'an dernier, Fasching, le plus réputé des clubs de jazz de Stockholm, avait proposé à Lina Nyberg de chanter pour des enfants lors d'un concert en après-midi. Jazz en herbe! Elle avait choisi l'histoire de Den olydiga ballongen (Le ballon désobéissant), chantée en son temps par une des vétérans de la scène jazzo-variétoche suédoise, Alice Babs. Succès assuré parmi le public en culottes courtes du Fasching:



Lina Nyberg a ramené son facétieux ballon le 10 juin dernier, lors du festival de jazz de Stockholm. Avec le même objectif. "Lorsque je chante Den olydiga ballongen, la plupart des enfants font semblant de jouer eux aussi de la trompette et de la contrebasse. Ce sont nos futurs musiciens, le futur public. Peut-être pouvons nous leur faire découvrir la musique et les instruments et leur faire comprendre qu'un solo de jazz n'a rien de dangereux...", expliquait la chanteuse au journal Svenska Dagbladet la veille du concert.
Dans ce même article, le contrebassiste Georg Riedel, grand monsieur du jazz suédois mais aussi compositeur prolixe de musique pour enfants, fait remarquer que ces derniers sont souvent moins enclins que les adultes à critiquer une musique qu'ils trouvent étrange.
Riedel, pour ceux qui ne connaissent pas, est l'un des musiciens ayant enregistré le fameux disque Jazz på svenska, sorti en 1964 sous le nom de Jan Johansson, pianiste plus que prometteur, mort dans un accident de voiture à l'âge de 37 ans. Un grand classique du jazz nordique, plongeant dans le swing des mélodies traditionnelles suédoises, tout comme Jacques Loussier le fit peu de temps avant avec J. S. Bach. Né en Tchécoslovoquie, Riedel est aussi l'homme ayant écrit la musique de films retraçant les exploits de Pippi Långstrump (en français Fifi Brindacier) et consorts, les personnages créés par Astrid Lindgren.
A la demande des organisateurs du festival de Stockholm, Riedel a également donné un concert destiné aux familles dans lequel il a repris plusieurs de ses compositions, que toute personne ayant grandi dans le royaume, ou presque, est capable de fredonner. Parmi elles Lille kat, Pippis sommarsång, Idas sommarvisa ou Du käre lille snickerbo. A écouter ici et à voir là (Idas sommarvisa):



"J'espère que les enfants vont être attirés par la musique improvisée grâce à des mélodies qu'ils connaissent déjà. Ils comprendront alors peut-être comment on peut improviser autour d'elles", avance le contrebassiste qui l'âge d'être (et qui est déjà!) grand-père.
A juger par le talent de Sarah Riedel, montée avec son père sur la scène du festival de Stockholm, on se dit que la recette de Georg n'est pas si mauvaise que ça... Dès l'âge de cinq ans, elle participait à l'enregistrement d'un disque, Världens bästa Astrid (La meilleure Astrid du monde), dédié à la "maman" de Pippi, bien sûr. Après s'être un peu cherchée, la blonde Sarah a creusé son sillon dans la musique, versant oral. Il y a deux ans, elle sortait un disque avec son père, Hemligheter på vägen – svensk lyrik i jazzformat (Footprint Records). Puis la voilà qui vole de ses propres ailes depuis cette année, avec un 1er disque solo, Memories of a lost lane (chez Parallell). Mélancolies sur écrin de cordes. Est-ce du jazz? Pas au sens strict du terme, si tant est qu'il y en est un. A 27 ans, Sarah Riedel, nommée "découverte de l'année" 2010 dans son pays, fait précisément partie de ces jeunes générations dont je parlais en introduction. La voici en train de pousser la chansonnette sur un mini-ferry qui fait la navette entre des îles de Stockholm:



Toujours pour susciter les vocations, on peut aussi proposer à des enfants de dessiner. Le plus souvent, ça accroche bien. Le festival de jazz de Molde, l'un des mieux installés en Norvège (il fête son demi-siècle cet été), organise depuis quelques temps un concours parmi les élèves de la commune: celui de la meilleure affiche pour le festival. La vainqueur de cette année, Tuva (photo), verra son oeuvre imprimée sur 1000 t-shirts taille môme. Tous les petits camarades de classe de Tuva en recevront chacun un, ainsi que de la glace à déguster ensemble...

mercredi 23 juin 2010

Garbarek, le camp de prisonniers et l'impro du ballon rond

Avez-vous remarqué que Jan Garbarek n'a aucun concert prévu jusqu'au 21 juillet? L'été est pourtant la saison préférée des festivals de jazz, la période où les musiciens se renflouent. Et pourtant, silence radio du côté du Norvégien. La raison? Je crois la connaître: c'est le Mondial de foot. Garbarek est un grand amateur de ballon rond. "J’essaie d’éviter les tournées au moment des grandes compétitions de football", m'avait-il raconté lors d'une rencontre à Oslo en juin 2004. "Ce n’est pas si difficile puisque les gens, à ces périodes-là, préfèrent regarder les matches que d’aller au concert..."
En ce mois de folie sud-africaine, le saxophoniste n'aura fait que deux exceptions: un concert parisien, le 13 juin au Parc floral, et un autre à Harstad, dans le nord de la Norvège, aujourd'hui même, mercredi 23 juin. Ces jours-là, on peut lui faire confiance pour avoir jeté un oeil aux matches de l'après-midi. Il n'aura donc raté que deux rencontres, celles du soir (Allemagne-Nouvelle-Zélande et, ce soir, Allemagne-Ghana).
Peut-on en déduire que Jan Garbarek n'est pas un fan de la Mannschaft allemande? Ca serait aller un peu vite en besogne. Cette année, il se sera produit outre-Rhin à douze reprises. Pas si mal pour un artiste qui n'aura donné que 31 concerts en 2010. Le public allemand le lui rend bien, qui apprécie beaucoup son jeu. Ce n'est pas pour rien que le dernier disque en date du Norvégien et son groupe a été enregistré live à Dresde il y a trois ans (paru chez ECM).
Et si l'on y regarde d'un peu plus près, Garbarek peut, d'une certaine façon, être reconnaissant à l'égard de l'Allemagne puisque sans elle, il ne serait peut-être jamais né... Ou du moins pas sous l'identité de Jan Garbarek (drôle de nom pour un Norvégien, vous ne trouvez pas?). Voilà ce qu'il m'avait dit lors de notre rencontre:

"Mon père était polonais. Il avait été fait prisonnier par les Allemands au début de la seconde guerre mondiale, alors qu’il était militaire. Il avait été envoyé dans le nord de la Norvège en 1940, pour travailler sur les voies de chemin de fer. Ma mère venait d’une ferme dans cette région. Elle allait au lycée. Les filles apportaient à manger aux prisonniers à travers les barrières. C’est comme cela qu’elle a connu mon père. Quand la guerre a pris fin, il a été libéré et invité à rester en Norvège. Quelques semaines plus tard, mes parents ont pris le train pour Oslo et se sont mariés. Ils ont emménagé dans un camp pour personnes déplacées au sud de la ville, où je suis né. J’aime bien cette idée d’être né dans un camp pour personnes déplacées… C’est un bel endroit pour naître."

Mais revenons au football vu par la lorgnette garbarekienne. Où il est question de cheveux qui se dressent sur le crâne, de la paire Zidane-Coltrane, mais aussi de boxe vue par Miles Davis et de saut à ski...

"C’est très curieux, mais je peux très bien ressentir une forte sympathie ou de l’anthipathie à l’occasion d’un match télévisé, même lorsqu’il oppose des équipes de la 2e division anglaise par exemple. Au bout de cinq minutes, je désire ardemment qu’une équipe l’emporte, bien que je ne puisse pas vraiment expliquer pourquoi. J’aime les équipes qui vont de l’avant, qui attaquent jusqu’au bout.
Sans vouloir exagérer sur ce parallèle, il y a des similitudes entre jouer au football et faire de la musique. Il s’agit avant tout d’improvisation autour d’un thème, il s’agit aussi d’interplay. Les réalisations personnelles jouent également un grand rôle. Lorsque je vois ce que Zidane fait avec un ballon, j’en ai les cheveux qui se dressent sur la tête. C’est un peu différent d’un solo de Coltrane, mais je ressens presque la même chose. Voir quelqu’un qui contrôle le ballon à sa manière, fait des choses aussi inspirantes dans des situations inattendues, est toujours capable de recevoir et de donner le ballon dans de bonnes conditions; c’est comme un musicien qui, pour improviser, doit être capable d’écouter ce qui se passe, se faire une idée, et en faire quelque chose qui inspirera les autres pour que la musique puisse aller de l’avant. Il n’y a pas de fins aux parallèles qu’on pourrait dresser, mais cela finit sans doute par en devenir ennuyeux, j’imagine...
Je me souviens que Miles Davis faisait lui aussi des parallèles entre la boxe et l’acte de jouer de la musique. Quand utiliser la force, quand esquiver, quand se défendre, attaquer… Il y a beaucoup de concepts auxquels on peut réfléchir. En musique comme dans le sport, le mieux, bien sûr, est d’arriver à dépasser l’analyse, à ne plus penser à tout ça, mais à les faire de manière naturelle. Cela demande beaucoup de préparation.
Quand j’ai grandi en Norvège, je ne m’intéressais pas au football, mais au patin à glace qu’on pratique sur les lacs gelés, au ski de fond ou au saut à ski (même si je n’en faisais pas, ça me faisait peur). Mais ces 20 dernières années, je me suis tourné vers le football grâce à la télévision. Je ne vais pas au stade, je suis un amateur sur son sofa, comme la plupart d'entre nous."

lundi 14 juin 2010

Esbjörn Svensson, deux ans plus tard

Il y a deux ans jour pour jour disparaissait Esbjörn Svensson dans un accident de plongée sous-marine. Une fois le choc passé, les deux acolytes du pianiste d'e.s.t. ont repris du service. L'un (Dan Berglund) à la tête d'un groupe déjà évoqué sur ce blog, l'autre (Magnus Öström) comme coproducteur du dernier disque de la chanteuse suédoise Jeanette Lindström. Sur lequel on le retrouve aussi derrière la batterie, avec son style très particulier reconnaissable dès le 1er morceau (We would).
Pour l'occasion, je reproduis ici l'intégralité du portrait groupé d'Esbjörn, Dan et Magnus que j'avais écrit dans Le Monde (daté du 11 juillet 2004). Mais avant, l'une des compositions svensonniennes que j'apprécie particulièrement, Serenade for the renegade:




Esbjörn SVENSSON, le jazz à la conquête des grands espaces


ILS ARRIVENT à trois, naturellement, comme en concert ou sur disque. Dans l'allée boisée menant à l'auberge d'Enskede, banlieue apaisante de Stockholm, Esbjörn Svensson déambule, mains dans les poches, entre son contrebassiste, aimable chauve flegmatique, et son batteur, un grand sec au visage d'ange tourmenté. « Deux bons gars ! », dit-il de ses acolytes, une fois attablé. Le pianiste joue avec eux de manière quasi exclusive depuis onze ans. Le trio est devenu plus connu sous les initiales d'E.S.T. (Esbjörn Svensson Trio) que sous le nom de son leader.
De fusion, il est bien question entre ces représentants suédois d'un certain jazz contemporain. « Il me serait impossible de créer un nouveau trio aujourd'hui. C'est comme ça : nous formons un groupe », constate le pianiste. Dans un univers où les musiciens ont pour habitude d'évoluer au sein de diverses constellations à géométrie variable, la longévité d'E.S.T., formation soudée et étanche - comme on parle d'un groupe de rock -, a de quoi étonner.
« Nous sommes trois caractères indépendants, poursuit-il, qui font chacun ce qu'ils veulent, mais s'entendent très bien à différents niveaux et peuvent passer beaucoup de temps ensemble. » Les membres du trio sont plus souvent en tournée que dans leurs foyers respectifs. Flirtant avec la quarantaine, Esbjörn Svensson, Magnus Öström (batterie) et Dan Berglund (contrebasse), tous trois pères de famille, s'efforcent néanmoins de limiter leurs apparitions.
En contrepartie, et le succès aidant, ils jouent devant des audiences de plus en plus nombreuses. A Cologne (Allemagne), quelques jours avant l'entretien, ils ont réuni 2 000 personnes. « Nous avons appris à maîtriser les grands espaces », avance le pianiste. Un autre point commun avec la musique pop ou rock. Après avoir participé à divers festivals de rock suédois, E.S.T. a d'ailleurs été invité par la chanteuse canadienne k.d. lang (mi-pop, mi-country) à assurer la première partie de ses concerts, lors d'une tournée aux Etats-Unis en 2003. Et seul un problème de calendrier a empêché le trio suédois de précéder Lou Reed sur la scène du Carnegie Hall, à New York, en juin.
Car les compositions d'Esbjörn Svensson ont le don de séduire un cercle plus large que celui des amateurs de jazz. Les plus récentes, en particulier, livrées dans ses disques From Gagarin's Point of View (1998), Good Morning Susie Soho (2000), et surtout Strange Place for Snow (2002) et Seven Days of Falling (2003). De plus en plus écrits, ces morceaux s'écartent souvent des schémas habituels pour emprunter des pistes où se croisent rythmes binaires, marches funèbres, traits d'archet planants, traficotages électroniques, piano marteau ou sirène.
« Nous faisons une musique qui suit presque une sorte de format pop, en termes de mélodie. Ce sont des hits de jazz, au sens positif du terme », s'essaie Magnus Öström. Une démarche qui peut s'apparenter à celle d'un trio américain, The Bad Plus, voire, par certains aspects, à celle du pianiste Brad Mehldau, à qui Svensson voue une grande admiration. Dans son panthéon personnel, il place également Keith Jarrett, Chick Corea, Glenn Gould, Vladimir Ashkenazy et le compositeur estonien Arvo Pärt.
« Nous n'avions pas en tête l'idée de créer une musique nouvelle, mais de jouer celle qui nous convenait naturellement », se souvient-il en évoquant les débuts de son trio. Ce parcours l'a conduit, entre autres embardées, à rendre hommage à Thelonious Monk. « Même s'il représente l'époque be-bop, explique le leader du groupe, c'était quelqu'un d'ouvert, auquel il était plus facile de nous référer qu'à Charlie Parker, dont les compositions sont plus figées. »

FORTES TÊTES

Peu après sa formation, en 1993, le trio d'Esbjörn Svensson a acquis une certaine notoriété à Stockholm. Il a réussi à jouer dans des coffee shops à la mode et des bistrots où se croisaient célébrités locales, comédiens et enfants du couple royal. De même a-t-il choisi une maison de disques spécialisée dans la pop et la variété, dans le dessein avoué d'atteindre un large public. « L'intérêt était bien là, latent : le contact ne demandait qu'à être noué. »
Svensson venait alors de retrouver Magnus Öström, son vieux camarade et voisin d'enfance. A l'âge de 10 ans, ils avaient fait ensemble leurs premiers pas dans la musique, dans la villa de la famille Svensson, à Skultuna, petite ville du centre de la Suède. L'un à l'orgue électrique, l'autre à la batterie, ils avaient joué du rock des années 1950 et quelques compositions personnelles. Ils étaient ensuite partis étudier à la Haute Ecole de musique de Stockholm, où leurs chemins s'étaient séparés.
Deux fortes têtes, Esbjörn et Magnus. Ils avaient chacun besoin d'espace pour s'affirmer. Jusqu'au jour où le pianiste, lassé de se dissiper entre divers orchestres plus ou moins satisfaisants, a recontacté le batteur. « C'était toujours excitant de jouer avec lui », se souvient-il. Après avoir « usé cinq ou six bassistes », ils ont fini par rencontrer Dan Berglund, descendu de sa province septentrionale muni d'une formation de contrebassiste classique et d'un goût immodéré pour le jazz. « Dan a adouci notre relation. D'une certaine façon, il a servi d'huile dans la machine. Magnus et moi avons aussi pris sur nous-mêmes, et ça fonctionne mieux de cette façon », reconnaît le pianiste. De petite taille, le corps ramassé, ce dernier dégage une énergie intense, qui transparaît dans sa façon, très physique, de jouer, prostré sur le clavier dans ses envolées les plus lyriques. Très porté sur la compétition, pour ne pas dire mauvais perdant - « surtout hors du monde de la musique » -, il a « commencé à se calmer un peu ces dernières années », sourit Magnus.
« On me demande parfois si je n'ai pas envie de prendre un saxophoniste ou un trompettiste avec nous, reprend Esbjörn Svensson. Mais j'aime bien les limites imposées par le trio. A l'intérieur de ce cadre à trois côtés, auquel il faut ajouter Aake, notre preneur de son, nous cherchons à faire évoluer notre musique aussi loin que possible. Et nous sentons toujours que nous découvrons de nouveaux territoires. »
Antoine Jacob
(Le Monde
, 11 juillet 2004)

mardi 8 juin 2010

JazzBaltica menacé de disparition


Le Schleswig-Holstein, c'est la porte à côté pour les Nordiques, un des sas obligés vers le sud de l'Europe pour ceux qui choisissent la voiture dans leur quête de soleil et d'émotions estivales. Ca et là, on parle encore danois dans cet ancien duché ayant appartenu à Copenhague quatre siècles durant, jusqu'à la misérable guerre de 1864. Kiel, la capitale de ce qui est devenu un Land allemand, est aussi l'un des terrains de jeu privilégiés des jazzmen nordiques. Les Suédois e.s.t., Viktoria Tolstoy ou Nils Landgren, notamment, ont fait leurs preuves lors du festival JazzBaltica, organisé depuis 1991 à Kiel, ou plus exactement à Salzau, sa lointaine banlieue.
Or voilà qu'un coup de tonnerre vient de retentir sur ce plat pays. La coalition régionale au pouvoir - de la même couleur que celle dirigée au niveau fédéral par la chrétien-ne-démocrate Angela Merkel - a décidé de tailler dans le vif: l'an prochain, JazzBaltica n'aura plus droit aux subventions publiques. L'heure est à l'austérité. Près de 150 000 euros ne se trouvant pas comme ça sous le sabot d'un cheval, même d'un Schleswig, brave compagnon de trait (photo), le festival risque purement et simplement de disparaître.
Branle-bas de combat à Kiel et bien au-delà: JazzBaltica doit survivre! Nils Landgren (artiste en résidence durant le festival 2010, du 30 juin au 4 juillet), Ornette Coleman, Pat Metheny, John Scofield, Joe Lovano, Dave Holland, Benny Golson, Michael Wollny, Sting et d'autres ont signé une "résolution" pour protester contre les intentions du gouvernement régional. Sur Facebook, un groupe de soutien s'est formé: Save JazzBaltica!!!! Vous trouverez là l'appel du directeur artistique du festival, Rainer Haarmann, en place depuis les balbutiements de cette manifestation devenue l'un des grands rendez-vous du jazz dans le Nord de l'Europe.
Pour les musiciens nord-américains, une telle fermeture serait aussi un coup dur. Sur le blog jazz de la NPR, la radio publique nord-américaine, Patrick Jarenwattananon raconte comment les festivals européens sont devenus des bouées de sauvetage pour pléthore de jazzmen domiciliés aux Etats-Unis, où leur métier n'est pas assez soutenu par les subsides publiques. Intéressant billet sur comment le jazz a été érigé en art en Europe et sur la fragilité d'un dispositif reposant sur le bon vouloir d'autorités qui, comme dans le Schleswig-Holstein, peuvent couper les fonds d'une année sur l'autre. La question est de savoir s'il existe une alternative plus viable que celle-ci... Méditons sur la chose en écoutant Nils Landgren interpréter Believe, Beleft, Below avec le trio d'Esbjörn Svensson, Pat Metheny et l'Orchestre de chambre du Schleswig-Holstein (non, ceci n'est pas une ode funèbre!).

samedi 5 juin 2010

Le "nouveau" jazz norvégien, encore et toujours

Avis aux amateurs de "nouveau" jazz norvégien: Nils Petter Molvær viendra porter la bonne parole (trompette & bugle) le 12 juin, dans le cadre du Paris Jazz Festival.



Ai-je bien écrit "nouveau" jazz? Bigre, ça fait une bonne demi-douzaine d'années que NPM est censé être l'un des représentants du ny norsk jazz, ça commence à faire... Bugge Wesseltoft l'avait déclaré mort dès 2005. Ce qui amène à poser la question (faussement philosophique): à partir de combien de temps devient-il inapproprié, voire trompeur, d'affubler un musicien et sa musique du qualificatif "nouveau" et de ses cousins "novateur" et "innovant"?
Non pas qu'au-delà, on devienne périmé ou ringard pour autant. Prenez Jan Garbarek, par exemple. Dans les années 1960, celui qui jouera le 13 juin (toujours au Paris Jazz Festival) incarnait le renouveau du jazz made in the fjords, un courant déjà baptisé ny norsk jazz. Son trio formé avec Arild Andersen (b) et Jon Christensen (dm) tentait de démêler filiation coltranienne et pur courant free (photo du trio prise en 1967 avec le tromboniste Frank Pipps, et trouvée ici). Le saxophoniste représente toujours l'une des grandes voix européennes - assagies - du jazz contem-porain. L'intéressé garde un souvenir un peu mitigé de cette période ouverte aux vents de l'improvisation "totale".
"Dans les années 1960, m'expliqua-t-il lors d'un entretien à Oslo en vue d'un portrait pour Le Monde, il était un temps où nous trouvions sans doute lâche de nous mettre d’accord sur quoi que ce soit avant de monter sur scène. Tout devait être absolument spontané. Ce qui est une illusion, puisqu’il y a tant de facteurs préexistants, quoi qu’on en dise à l’époque. Ne serait-ce que les instruments ou les idiomes avec lesquels nous jouions. Cela guidait ce que nous avions à faire. J’en ai conclu, à cette époque, que cette soi-disant liberté était en fait très rigide et limitée. La raison pour laquelle j’en suis arrivé là, c’est qu’au milieu de toute cette cacophonie, j’aimais soudain jouer quelque chose de très organisé: ça pouvait être un tango ou une valse, une mélodie où tout le monde aurait dû suivre des arrangements préconçus. Mais ce n’était tout simplement pas possible. Ce ne devait pas être comme ça. Cela n’appartenait à l’idiome du moment. J’ai donc dû rompre avec lui. Et dès que je l’ai fait, je me suis senti plus libre. Je voulais imposer des limitations à ma façon de faire de la musique, mais je voulais être libre de choisir moi-même quelles limitations imposer, plutôt que de rester strictement dans un idiome, ce qui revient à devoir faire ce qu’on vous dit en général. J’ai alors pu jouer mes tangos et mes valses!"
En son temps (plus ancien), Kristian Bergheim, un sax ténor qui vient de mourir à l'âge de 83 ans, joua dans un groupe baptisé... Ny Norsk Jazz. C'était en 1953-1954! Pas de doute, l'expression a la peau dure et les générations qui l'emploient au fil du temps ont tendance à oublier les précédentes, tout concentrées qu'elles sont sur les nouveaux courants d'un jazz qui se renouvelle, comme organiquement.
Dans l'actualité du jazz norvégien en France, il est en tous cas un événement qui n'a pas été marqué du sceau ny jazz: c'est le concert donné le 3 juin à Lyon (au Périscope) par Friends and Neighbors. Ce quartette, cela s'entend dès les premières mesures, se réclame de Don Cherry, d'Ornette Coleman, d'Eric Dolphy ou d'Archie Shepp. De l'old new jazz en quelque sorte, à moins que cela ne soit du new old jazz?

dimanche 30 mai 2010

Schultz-Leijonhufvud, opposition de styles















Max le mauvais garçon, Johan le bien élevé. Deux guitaristes se rencontrent pour la 1ère fois dans l'intimité du Glenn Miller Café, sans doute le lieu offrant le meilleur du jazz suédois actuel. Max Schultz a l'oeil du gamin qui aime faire des bêtises. Il arbore un t-shirt noir au nom d'un club rival (Mosebacke). "Max va racheter Mosebacke", ironise l'un des tenanciers du Glenn Miller Café en le présentant à la cinquantaine de personnes qui ont pris place autour des tables. L'intéressé fait mine de ne pas comprendre, ramène une mèche rebelle d'une main bagousée. Max aime ce qui brille, sa chaîne en or autour du cou luit sous les faibles spots.
Johan Leijonhufvud ne dit mot, sourit timidement. Sa veste de blazer bleu marine et sa chemise blanche sont très Östermalm, le quartier des nantis de Stockholm (il y en a!, pour ceux qui croient encore que la Suède est un modèle d'égalité parfaite). Le nom de famille de Johan veut dire tête de lion. Un lion sans crinière, ou plutôt une panthère qui se tapit avant de bondir sur le manche de la guitare le temps de solos élégants et maîtrisés. Il y a du Wes Montgomery, voire du Joe Pass, dans sa façon de détacher les notes. Ce soir-là, le répertoire est un mélange - un trop consensuel à mon goût - de reprises de standards et de compositions plus récentes (Pat Metheny, Phil Markowtiz, ...). Palette de sons classique, même si la réverbération déployée ici et là rappelle John Abercrombie.

Quand la parole revient à Max, Johan l'accompagne d'accords tout en orthodoxie, de ceux que son acolyte maîtrise moins. Car Schultz est avant tout un soliste polymorphe, considéré comme l'un des meilleurs du royaume sur son instrument. Un solide barbu nourri au blues et à Jimmy Hendrix tout autant qu'au be-bop. S'il a joué avec Herbie Hancock, il a aussi mis son talent au service d'une flopée de chanteurs et musiciens plus rock, voire de variété.
Max, ça se lit sur son visage, est parfois estomaqué par le jeu de son alter ego de deux soirs (vendredi 28 et samedi 29 mai). Cela fait plaisir à voir qu'un fort à bras comme Schultz puisse avoir gardé de l'étonnement sous la semelle. Un faux dur. Avant d'accepter ce duel de manches, il avait entendu parler de Johan le bien élevé, via le contrebassiste Christian Spering (qui assurait ce soir-là - avec classe - la rythmique avec Peter Danemo, dm): Johan Leijonhufvud, né à Göteborg, formé au jazz à l'école de musique de Skurup (Malmö), domicilié à Berlin depuis dix ans, plus connu en Allemagne que dans son pays, accompagnateur régulier de Till Brönner, le plus en vue des trompettistes d'outre-Rhin. Voilà pour le CV. Mais rien ne vaut une bonne confrontation, entre deux amplis, pour se faire une vraie idée. "Etrange gars", semble se dire Max en contemplant Johan jouer. Transition - un peu facile, je l'admets - vers Strange Man, le dernier disque en date enregistré par Leijonhufvud en tant que leader (2006).
Distribué par Lovestreet Records, sise à Malmö, cet album, le 4e du genre, donne un bel aperçu du jeu fluide du Suédois, accompagné par ses fidèles compères Mattias Hjorth (b) et Kristofer Johansson (dm). Rien de révolutionnaire, ni dans le style ni dans le répertoire, mais de la belle ouvrage pour qui a un penchant pour le son bien rond et chantant de la guitare jazz, école Kenny Burrell, Barney Kessel ou Tal Farlow. A noter, outre les standards - signés Gershwin, Kern, Cole Porter, Eddie Harris, Jobim et Michel Legrand - et trois titres composés par Leijonhufvud, une reprise d'un air traditionnel suédois très réputé (et de saison), un vieux psaume sécularisé: Den blomstertid nu kommer (ci-dessous entonnée la bouche en choeur). Soit Le temps des fleurs arrive... En jazz aussi.

jeudi 27 mai 2010

Montmartre, Copenhague, 34 ans après

Quel rapport entre ces masques, le jazz et Montmartre? Rien a priori. Sauf pour les amateurs de jazz qui avaient l'âge, entre 1959 et 1976, d'aller écouter de grands et moins grands musiciens jouer dans un club historique de Copenhague... Le Jazzhus Montmartre. Connu en particulier pour son mur de masques confectionnés par Mogens Gylling, le lieu accueillit des hôtes de marque: Dexter Gordon, Ben Webster, Lee Konitz, Stan Getz, Thad Jones, Art Taylor, Tete Montoliu...
La "Maison du jazz" vit aussi plusieurs générations de musiciens danois prendre leur envol dans l'ombre de ces pointures qui aimaient faire étape dans la capitale danoise durant leur tournée européenne, lorsqu'elles ne s'étaient pas installées plus durablement sur le Vieux continent, avec anches et autres bagages sonores. Parlons notamment de Niels-Henning Ørsted Pedersen, l'une des idoles de l'adolescent boutonneux que j'étais. Le voici ici dans Dirty Old Blues avec Ben Webster, en 1971, sous l'oeil tellement collant d'un caméraman qu'on s'y croirait:



A l'époque, le jeu de contrebasse de NHØP m'apparaissait être le nec plus ultra du genre. Sa vélocité, notamment, me fascinait. C'est marrant ce qu'on peut être attiré, à cet âge-là, par les gens qui jouent vite, peu importe de quoi. Eric Clapton, John McLaughlin, Dominique Rocheteau... Avec un peu de recul, je suis d'accord pour dire qu'à la contrebasse, il y a plus complet, plus étoffé, plus ample que le bon barbu danois. Il n'empêche qu'il assure ici en duo avec Kenny Drew sur un air traditionnel danois (I skovens dybe lille ro):



Toujours est-il que le Montmartre permit à NHØP et d'autres enfants du cru (le batteur Alex Riel, le trompettiste Palle Mikkelborg, les pianistes Ole Kock Hansen et Niels Lan Doky, etc.) de se frotter aux vieux routiers du jazz nord-américain. Hélas, après près de 30 ans de concerts dans une ambiance intime (moins de 100 places), le club dut fermer ses portes. Il fallut se rabattre sur d'autres lieux. Le vide ne fut jamais vraiment comblé, même si la Copenhagen JazzHouse sut tirer son épingle du jeu.
Mais voilà que les éclats du jazz sont de nouveau audibles au n°19A de Store Regnegade, au coeur de la ville. Deux Danois - dont Niels Lan Doky, de retour au pays après une longue carrière de pianiste aux Etats-Unis et en France - ont eu l'excellente idée de ressusciter le lieu. Esprit, es-tu là? D'après la presse danoise, les 1ers pas sont très encourageants, en dépit de quelque bémols.
Le 1er mai, le Montmartre ouvrait ses portes dans un environnement plus raffiné que l'original, plus clair aussi. L'interdiction de fumer dans les lieux publics est passée par là... Le vin blanc servi dans des verres à pied remplaçait les petites bouteilles de bière de couleur verte. Les masques de Mogens Gylling, en phase de relifting jusqu'au 2 juillet, brillaient par leur absence.
Sur scène, pour inaugurer la scène, un combo mis sur pied par le batteur américain Jeff Watts, avec trois souffleurs suédois (Anders Bergcrantz, Vincent Nilsson, Thomas Franck) et deux Danois, le pianiste Jacob Christoffersen et le contrebassiste Morten Ramsbøll (un des Danois assurant la relève de NHØP, à qui hommage sera rendu au Montmartre les 7-9 juillet). Après un 1er set de rodage, la suite du concert fut, paraît-il, à la hauteur de l'événement, même si Watts assomma certains spectateurs.
Les nouveaux propriétaires ont promis de ne pas mégoter sur la qualité. Parfait! On annonce du jazz "éclectique et mainstream". Les volontaires se bousculeraient au portillon. "Je reçois 200 emails par jour de gens qui veulent jouer chez nous", assurait (en avril) Niels Lan Doky, le directeur musical du lieu, qui troquera parfois le clavier de son ordi pour celui du Blüthner trônant sur scène. En souvenir du passé (il enregistra ici un disque en trio en 1965 sous son ancienne identité), Abdullah Ibrahim, notamment, aurait offert ses services à un tarif nettement inférieur à ceux qu'il pratique habituellement. Depuis le 1er mai, Didier Lockwood, Kenny Garrett et quelques autres se sont déjà succédés sur la scène. On aimerait un peu plus d'audace. Se profilent désormais à l'horizon Bill Evans, Kenny Barron, Martial Solal en duo avec Mads Vinding (cb), Abdullah Ibrahim donc, Alice Ricciardi, Viktoria Tolstoy, etc. Eclectique, en effet. Je tâcherai de vous en dire en plus lors de mon prochain passage à Copenhague.
Qui dit qualité (ou noms connus, il y a parfois hiatus), hélas, dit... prix d'entrée élevés! Ils s'échelonnent entre 180 et 570 couronnes danoises (de 24 à 76 euros). Ceux qui ont connu le Montmartre d'avant 1976 ont tiqué: les étudiants de l'époque bénéficiaient de vraies réductions pour frotter leurs jeans sur les longs bancs en bois du club. Aujourd'hui, il leur faudra débourser l'équivalent de 28 à 38 euros, sans même avoir l'assurance de pouvoir se caser ailleurs qu'au bar.
Pour la nouvelle équipe aux manettes, qui a mis ses économies dans le projet, la marge de manoeuvre n'est pas large. Ouvrir un tel lieu dans le blues économique actuel n'est pas sans risque. Niels Lan Doky et son compère Rune Bech (entrepreneur et ancien journaliste au quotidien Politiken) ont choisi pour le club le statut d'association à but non-lucratif. Ils comptent sur les sponsors pour contribuer à l'aventure. Un hôtel (Kong Arthur) s'est engagé à héberger les musiciens gratuitement, un restaurant (Era Ora, une étoile au Michelin) à les nourrir. Les artistes ne mourront pas de faim... Le public non plus d'ailleurs, puisque le Montmartre nouveau a pris le parti d'allier les gamelles aux cymbales, quitte à ce que le frôlement des unes soient couvertes par le raclement des autres.

dimanche 16 mai 2010

Délirium d'ubiquité


Si l'on part du principe qu'on ne peut pas être partout à la fois, il n'y a pas lieu de le regretter. Mais si j'avais eu le don d'ubiquité, oui, j'aurais aimé assister aux concerts de Delirium que proposait l'Institut finlandais, à Paris, le 7 mai puis, le lendemain, l'Europa Jazz Festival du Mans. Car les trois Danois et le Finlandais qui le composent tiennent toutes les promesses suggérées par le nom du groupe. Ca fleure bon l'improvisation, la folie douce, le dérapage plus ou moins contrôlé. Comme dans Jazz and poultry, morceau ouvert à tous les grincements de la basse cour.
Et quoi de mieux qu'un concert pour approcher au plus près ce type de musique? Le visuel joue à fond, complète, motive. La puissance y gagne, la complicité et l'humour y sont plus palpables que sur un disque, aussi bon soit-il, comme celui-ci (paru en 2002 chez Fiasko Records).
Quatre gaillards donc pour ce délire jouissif. Dont le Finlandais Mikko Innanen, inventif pigiste multicarte du sax (le trio français Triade, notamment, fait appel à ses services). Né en 1978, Innanen, le "Fone" du groupe Mr Fonebone, passa une année au Danemark à faire ses gammes au Conservatoire de musique rythmique. Il y a fort à parier que c'est là qu'il rencontra ses trois acolytes danois: Kasper Tranberg, le cornettiste aux vagues airs d'Elvis Costello (les lunettes sans doute, le chant parfois), le contrebassiste Jonas Westergaard et le batteur Stefan Pasborg.
Pas étonnant que, parmi les non-Nordiques à avoir joué avec Delirium, figure un guitariste évoluant dans le même esprit libre, Marc Ducret le feu-follet.

mercredi 12 mai 2010

Hommage à Hallberg l'ancien

Comme en littérature, le jazz suédois a ses prix, grands et petits. Le printemps, en particulier, est rythmé par l'annonce de ces récompenses plus ou moins confidentielles. Cette année, c'est au tour de Bengt Hallberg de recevoir, pour l'ensemble de son oeuvre, l'un des prix du genre les plus prisés du royaume, la bourse Lars Gullin. Lequel Gullin joua avec Hallberg sur ses premier (1951) et dernier (1976) disques. Parlez de continuité. L'un au piano et l'autre au sax baryton s'apprêtaient à écrire des chapitres entiers de l'histoire du jazz suédois et contribuer à ce qu'il est devenu aujourd'hui.
Né en 1932 à Göteborg, sur la côte Ouest, Hallberg composa des arrangements dès l'âge de 13 ans. Quatre ans plus tard, il enregistrait son 1er disque avec un autre futur grand nom du jazz local, Arne Domnérus (alto). Certains des meilleurs musiciens américains, de passage dans le nord de l'Europe, jouèrent avec lui, de Stan Getz (sur le disque "Dear old Stockholm") à Clifford Brown. Pour parfaire la légende vivante - Bengt Hallberg vit encore à Uppsala, retiré des claviers -, Miles Davis aurait dit de lui qu'il était un de ses pianistes favoris...
Même si une partie de l'oeuvre de Hallberg que j'ai entendue sonne un peu trop classique à mes oreilles, son style au piano est très raffiné. "Un Teddy Wilson en plus moderne", résumait récemment Lars-Göran Ulander lors de son rendez-vous radiophonique hebdomadaire, Jazzit. Il y a sans doute aussi du Lenny Tristano dans l'approche détachée du Suédois (pour plus de détails, cet article d'All About Jazz).
S'il était donc ouvert aux courants charriés vers l'Europe par le Gulf Stream, Hallberg a, tout comme Lars Gullin, "construit sa musique sur de solides fondamentaux suédois, avec un attrait prononcé pour le romantisme national", est-il expliqué dans les "attendus" du prix décerné au pianiste. Et c'est ça qui m'intéresse le plus, ces racines locales, celles que je voudrais explorer sur ce blog.
A bientôt 78 ans, Bengt sortira temporairement de sa retraite, entamée en 2001, pour recevoir son prix en juillet, lors du traditionnel concert à la mémoire de Lars Gullin, qui aura lieu dans une église de Gotland, l'île où il naquit en 1928. A un journal local, il a confié envisager de rejouer à l'occasion, même s'il laisse planer le doute, sa femme étant gravement malade. Ce serait dommage d'y renoncer.

dimanche 9 mai 2010

Après e.s.t., l'usine à sons

Pour ceux qui, comme moi, ont regretté la mort, il y a près de deux ans, du pianiste suédois Esbjörn Svensson, meneur du génial trio e.s.t., voilà une nouvelle qui ouvre quelques perspectives intéressantes. Dan Berglund, celui des trois qui tenait la contrebasse, est retourné à l'usine à sons, ou l'usine à notes, selon la traduction choisie pour Tonbruket, le nom du groupe qu'il a formé en Suède où il vient de sortir un disque chez ACT. Des notes et des sons en tous genres, il y en a à profusion dans cette nouveauté électique.



Plus encore qu'e.s.t., Dan Berglund regarde résolument au-delà du jazz, comme s'il voulait pousser plus loin encore la démarche entamée à trois sous la houlette d'Esbjörn Svensson, disparu dans un accident de plongée à l'âge de 44 ans. Berglund avait rejoint le pianiste et Magnus Östrom, son batteur et ami d'enfance, en 1993 seulement. "Avant Dan, nous avions épuisé cinq ou six bassistes sans trouver celui que nous voulions...", m'avait raconté Svensson lors d'une rencontre avec les membres du trio au printemps 2004 pour un portrait dans Le Monde, que je vais reproduire sur ce blog.
Silhouette légèrement rebondie, crâne chauve, Dan Berglund mit de l'huile dans les rouages un brin abrasifs imaginés par Esbjörn et Magnus, deux fortes têtes. Dan vient de la "ville des pèlerins" (Pilgrimstad), un bled qui en compte moins de 400, dans le comté de Jämtland, loin au nord de Stockholm. A onze ans, il commence à tâter de la guitare pour accompagner son père, amateur d'accordéon, dans des chansons traditionnelles suédoises. Du folk au "hard rock sans papa", le pas est vite franchi. Un parcours favorisé sans le savoir par... la Fondation évangélique de la patrie, une "filiale" de l'Eglise suédoise (luthérienne, bien sûr). "Une fois par semaine, avait plaisanté le contrebassiste lors de notre rencontre de 2004, on parlait un peu de religion entre ados et on buvait beaucoup! C'est comme ça que ça je suis entré en contact avec Dieu... Non, avec un prof de musique!" A Östersund, la grande bourgade du coin. Chœurs, fanfares, tout est bon pour le jeune Dan, qui entre-temps s'est mis à la basse électrique. "Le jazz ne m’intéressait pas du tout à l’époque."
Il commence ensuite une formation de réparateur de téléviseur, tout en étudiant la musique le soir, toujours à Östersund. "Là, j’ai été obligé de me mettre à la contrebasse pour être admis. Mon prof de musique est arrivé un jour chez nous avec un de ces gros instruments en disant, hop tu l’as acheté! J’en ai eu pour quelque 4000 couronnes (environ 400 euros)... Je trouvais que c’était très ennuyeux, on ne jouait que du classique, mais je me suis accroché." Notre homme finit par trouver un travail dans l’orchestre de la région, financé par l’Etat suédois. Il découvre le jazz, rencontre Esbjörn et Magnus. La suite, les amateurs d'e.s.t. la connaissent.

(Avec l'accord de l'auteur, j'emprunte ce billet à mon autre blog, Nordiques & Baltes, où je l'avais publié au début de l'année)