mercredi 23 juin 2010

Garbarek, le camp de prisonniers et l'impro du ballon rond

Avez-vous remarqué que Jan Garbarek n'a aucun concert prévu jusqu'au 21 juillet? L'été est pourtant la saison préférée des festivals de jazz, la période où les musiciens se renflouent. Et pourtant, silence radio du côté du Norvégien. La raison? Je crois la connaître: c'est le Mondial de foot. Garbarek est un grand amateur de ballon rond. "J’essaie d’éviter les tournées au moment des grandes compétitions de football", m'avait-il raconté lors d'une rencontre à Oslo en juin 2004. "Ce n’est pas si difficile puisque les gens, à ces périodes-là, préfèrent regarder les matches que d’aller au concert..."
En ce mois de folie sud-africaine, le saxophoniste n'aura fait que deux exceptions: un concert parisien, le 13 juin au Parc floral, et un autre à Harstad, dans le nord de la Norvège, aujourd'hui même, mercredi 23 juin. Ces jours-là, on peut lui faire confiance pour avoir jeté un oeil aux matches de l'après-midi. Il n'aura donc raté que deux rencontres, celles du soir (Allemagne-Nouvelle-Zélande et, ce soir, Allemagne-Ghana).
Peut-on en déduire que Jan Garbarek n'est pas un fan de la Mannschaft allemande? Ca serait aller un peu vite en besogne. Cette année, il se sera produit outre-Rhin à douze reprises. Pas si mal pour un artiste qui n'aura donné que 31 concerts en 2010. Le public allemand le lui rend bien, qui apprécie beaucoup son jeu. Ce n'est pas pour rien que le dernier disque en date du Norvégien et son groupe a été enregistré live à Dresde il y a trois ans (paru chez ECM).
Et si l'on y regarde d'un peu plus près, Garbarek peut, d'une certaine façon, être reconnaissant à l'égard de l'Allemagne puisque sans elle, il ne serait peut-être jamais né... Ou du moins pas sous l'identité de Jan Garbarek (drôle de nom pour un Norvégien, vous ne trouvez pas?). Voilà ce qu'il m'avait dit lors de notre rencontre:

"Mon père était polonais. Il avait été fait prisonnier par les Allemands au début de la seconde guerre mondiale, alors qu’il était militaire. Il avait été envoyé dans le nord de la Norvège en 1940, pour travailler sur les voies de chemin de fer. Ma mère venait d’une ferme dans cette région. Elle allait au lycée. Les filles apportaient à manger aux prisonniers à travers les barrières. C’est comme cela qu’elle a connu mon père. Quand la guerre a pris fin, il a été libéré et invité à rester en Norvège. Quelques semaines plus tard, mes parents ont pris le train pour Oslo et se sont mariés. Ils ont emménagé dans un camp pour personnes déplacées au sud de la ville, où je suis né. J’aime bien cette idée d’être né dans un camp pour personnes déplacées… C’est un bel endroit pour naître."

Mais revenons au football vu par la lorgnette garbarekienne. Où il est question de cheveux qui se dressent sur le crâne, de la paire Zidane-Coltrane, mais aussi de boxe vue par Miles Davis et de saut à ski...

"C’est très curieux, mais je peux très bien ressentir une forte sympathie ou de l’anthipathie à l’occasion d’un match télévisé, même lorsqu’il oppose des équipes de la 2e division anglaise par exemple. Au bout de cinq minutes, je désire ardemment qu’une équipe l’emporte, bien que je ne puisse pas vraiment expliquer pourquoi. J’aime les équipes qui vont de l’avant, qui attaquent jusqu’au bout.
Sans vouloir exagérer sur ce parallèle, il y a des similitudes entre jouer au football et faire de la musique. Il s’agit avant tout d’improvisation autour d’un thème, il s’agit aussi d’interplay. Les réalisations personnelles jouent également un grand rôle. Lorsque je vois ce que Zidane fait avec un ballon, j’en ai les cheveux qui se dressent sur la tête. C’est un peu différent d’un solo de Coltrane, mais je ressens presque la même chose. Voir quelqu’un qui contrôle le ballon à sa manière, fait des choses aussi inspirantes dans des situations inattendues, est toujours capable de recevoir et de donner le ballon dans de bonnes conditions; c’est comme un musicien qui, pour improviser, doit être capable d’écouter ce qui se passe, se faire une idée, et en faire quelque chose qui inspirera les autres pour que la musique puisse aller de l’avant. Il n’y a pas de fins aux parallèles qu’on pourrait dresser, mais cela finit sans doute par en devenir ennuyeux, j’imagine...
Je me souviens que Miles Davis faisait lui aussi des parallèles entre la boxe et l’acte de jouer de la musique. Quand utiliser la force, quand esquiver, quand se défendre, attaquer… Il y a beaucoup de concepts auxquels on peut réfléchir. En musique comme dans le sport, le mieux, bien sûr, est d’arriver à dépasser l’analyse, à ne plus penser à tout ça, mais à les faire de manière naturelle. Cela demande beaucoup de préparation.
Quand j’ai grandi en Norvège, je ne m’intéressais pas au football, mais au patin à glace qu’on pratique sur les lacs gelés, au ski de fond ou au saut à ski (même si je n’en faisais pas, ça me faisait peur). Mais ces 20 dernières années, je me suis tourné vers le football grâce à la télévision. Je ne vais pas au stade, je suis un amateur sur son sofa, comme la plupart d'entre nous."

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