Quel rapport entre ces masques, le jazz et Montmartre? Rien a priori. Sauf pour les amateurs de jazz qui avaient l'âge, entre 1959 et 1976, d'aller écouter de grands et moins grands musiciens jouer dans un club historique de Copenhague... Le Jazzhus Montmartre. Connu en particulier pour son mur de masques confectionnés par
Mogens Gylling, le lieu accueillit des hôtes de marque: Dexter Gordon, Ben Webster, Lee Konitz, Stan Getz, Thad Jones, Art Taylor, Tete Montoliu...
La "Maison du jazz" vit aussi plusieurs générations de musiciens danois prendre leur envol dans l'ombre de ces pointures qui aimaient faire étape dans la capitale danoise durant leur tournée européenne, lorsqu'elles ne s'étaient pas installées plus durablement sur le Vieux continent, avec anches et autres bagages sonores. Parlons notamment de Niels-Henning Ørsted Pedersen, l'une des idoles de l'adolescent boutonneux que j'étais. Le voici ici dans
Dirty Old Blues avec Ben Webster, en 1971, sous l'oeil tellement collant d'un caméraman qu'on s'y croirait:
A l'époque, le jeu de contrebasse de NHØP m'apparaissait être le nec plus ultra du genre. Sa vélocité, notamment, me fascinait. C'est marrant ce qu'on peut être attiré, à cet âge-là, par les gens qui jouent vite, peu importe de quoi. Eric Clapton, John McLaughlin, Dominique Rocheteau... Avec un peu de recul, je suis d'accord pour dire qu'à la contrebasse, il y a plus complet, plus étoffé, plus ample que le bon barbu danois. Il n'empêche qu'il assure ici en duo avec Kenny Drew sur un air traditionnel danois (
I skovens dybe lille ro):
Toujours est-il que le Montmartre permit à NHØP et d'autres enfants du cru (le batteur Alex Riel, le trompettiste Palle Mikkelborg, les pianistes Ole Kock Hansen et Niels Lan Doky, etc.) de se frotter aux vieux routiers du jazz nord-américain. Hélas, après près de 30 ans de concerts dans une ambiance intime (moins de 100 places), le club dut fermer ses portes. Il fallut se rabattre sur d'autres lieux. Le vide ne fut jamais vraiment comblé, même si la
Copenhagen JazzHouse sut tirer son épingle du jeu.
Mais voilà que les éclats du jazz sont de nouveau audibles au n°19A de Store Regnegade, au
coeur de la ville. Deux Danois - dont Niels Lan Doky,
de retour au pays après une longue carrière de pianiste aux Etats-Unis et en France - ont eu l'excellente idée de ressusciter le lieu. Esprit, es-tu là? D'après la presse danoise, les 1ers pas sont très encourageants, en dépit de quelque
bémols.
Le 1er mai, le Montmartre ouvrait ses portes dans un environnement plus raffiné que l'original, plus clair aussi. L'interdiction de fumer dans les lieux publics est passée par là... Le vin blanc servi dans des verres à pied remplaçait les petites bouteilles de bière de couleur verte. Les masques de Mogens Gylling, en phase de relifting jusqu'au 2 juillet, brillaient par leur absence.
Sur scène, pour inaugurer la scène, un combo mis sur pied par le batteur américain Jeff Watts, avec trois souffleurs suédois (Anders Bergcrantz, Vincent Nilsson, Thomas Franck) et deux Danois, le pianiste Jacob Christoffersen et le contrebassiste Morten Ramsbøll (un des Danois assurant la relève de NHØP, à qui hommage sera rendu au Montmartre les 7-9 juillet). Après un 1er set de rodage, la suite du concert fut, paraît-il, à la hauteur de l'événement, même si Watts assomma certains spectateurs.
Les nouveaux propriétaires ont promis de ne pas mégoter sur la qualité. Parfait! On annonce du jazz
"éclectique et mainstream". Les volontaires se bousculeraient au portillon. "
Je reçois 200 emails par jour de gens qui veulent jouer chez nous", assurait (en avril) Niels Lan Doky, le directeur musical du lieu, qui troquera parfois le clavier de son ordi pour celui du Blüthner trônant sur scène. En souvenir du passé (il enregistra ici un
disque en trio en 1965 sous son ancienne identité)
, Abdullah Ibrahim, notamment, aurait offert ses services à un tarif nettement inférieur à ceux qu'il pratique habituellement. Depuis le 1er mai, Didier Lockwood, Kenny Garrett et
quelques autres se sont déjà succédés sur la scène. On aimerait un peu plus d'audace. Se profilent désormais à l'horizon Bill Evans, Kenny Barron, Martial Solal en duo avec Mads Vinding (cb), Abdullah Ibrahim donc, Alice Ricciardi, Viktoria Tolstoy, etc. Eclectique, en effet. Je tâcherai de vous en dire en plus lors de mon prochain passage à Copenhague.
Qui dit qualité (ou noms connus, il y a parfois hiatus), hélas, dit... prix d'entrée élevés! Ils s'échelonnent entre 180 et 570 couronnes danoises (de 24 à 76 euros). Ceux qui ont connu le Montmartre d'avant 1976 ont tiqué: les étudiants de l'époque bénéficiaient de vraies réductions pour frotter leurs jeans sur les longs bancs en bois du club. Aujourd'hui, il leur faudra débourser l'équivalent de 28 à 38 euros, sans même avoir l'assurance de pouvoir se caser ailleurs qu'au bar.
Pour la nouvelle équipe aux manettes, qui a mis ses économies dans le projet, la marge de manoeuvre n'est pas large. Ouvrir un tel lieu dans le blues économique actuel n'est pas sans risque. Niels Lan Doky et son compère Rune Bech (entrepreneur et ancien journaliste au quotidien Politiken) ont choisi pour le club le statut d'association à but non-lucratif. Ils comptent sur les sponsors pour contribuer à l'aventure. Un hôtel (Kong Arthur) s'est engagé à héberger les musiciens gratuitement, un restaurant (Era Ora, une étoile au Michelin) à les nourrir. Les artistes ne mourront pas de faim... Le public non plus d'ailleurs, puisque le Montmartre nouveau a pris le parti d'allier les gamelles aux cymbales, quitte à ce que le frôlement des unes soient couvertes par le raclement des autres.